Chapitre 1.2

Artemis PHI
Bergman considéra ce nouveau corps sans comprendre. « Apollo 20… » pensa-t-il à mi-voix. La lourde écoutille s’ouvrit sous la poussée du commandant.
La Station baignait dans une noirceur ténébreuse, aucun bruit, aucune source de lumière. Le système de contrôle environnemental indiquait des valeurs d’atmosphère terrestre en cours de diffusion dans le dôme. Bientôt, ils pourront retirer leur combinaison. Seuls quelques reflets rapides de leurs torches frontales sur des éléments métalliques indiquaient des tubes faits de structures alvéolées.
Elles soutenaient des modules d’habitation à quatre mètres du sol qui s’estompaient dans cette obscurité vorace. Olara palpa le mur que son casque baignait d’une lueur blanche, remarquant l’interrupteur général oxydé à côté du bouton de dépressurisation. Elle baissa le levier.
Bruit mécanique, son d’une turbine, quelque chose comme le râle inhumain d’un monstre qui s’éveille emplit la zone. Lentement, des lumières oranges tremblèrent en points séparés sur le bord supérieur du module lunaire qui leur faisait face.
D’un éclat fragile peinant à prendre de l’intensité, les carcasses de fer familières repoussaient l’insondable nuit une à une. Elles dessinaient progressivement un cercle composé des 20 atterrisseurs des missions Apollo que des boyaux de plexiglas reliaient entre eux.
L’éclairage faible et chaud éloignait difficilement les ombres collantes qui s’accrochaient aux structures, couvrant de nuit les parois empreintes d’éclaboussures en étoiles noirâtres séchées qui tombaient en miettes sous le doigt de Karl, ne laissant qu’une cendre sur son gant : « Du sang… » pensa le chef de la mission.
La pénombre se répandait sur le sol comme une peinture d’antimatière. Une couverture dissimulant maladroitement des corps éparpillés, mutilés : « Quelle horreur… » bredouilla la sergente. « Tous ces hommes, c’est effroyable ! »
Karl, médusé, accusait le coup. Rien ne les avait préparés à un tel choc : « Juste une mission de routine, tu parles… Les salopards, ils ont menti sur toute la ligne ! » enrageait-il.
Anna ralluma la lampe torche à UV, balayant la zone dans toutes les directions. Partout où elle pointait, des petits arcs d’énergie se déplaçaient, apparaissant et disparaissant aussitôt, flottant dans l’air, glissant sur les corps, sur les montants et traversant les panneaux de plexiglas, dégoulinant sur les parois et même sur… Karl.
Olara orienta en tremblant le faisceau sur sa main libre, sur son bras. Son réseau de veines lumineux était traversé par ces étincelles d’énergie invisible. La panique commençait sa lente invasion dans l’esprit de la jeune astronaute : « Cette saloperie est partout, commandant… Il faut qu’on parte, elle est sur nous… Elle est dans nous, et on ne sait pas ce que c’est ! »
Karl s’approcha d’elle, lui posa la main sur le bras : « Calmez-vous, sergent, si on est infectés par un truc, c’est déjà trop tard ! »
— Non, je ne veux pas finir comme eux, ici… comme ça, enragea Anna. C’est ça qui les a rendus fous !
Elle fit des moulinets avec sa main pour chasser ces « poussières » luminescentes qui tourbillonnaient en tous sens, se frotta les bras, le casque de manière frénétique.
Bergman la saisit fermement par les deux épaules : « Sergent Olara ! Stop ! Reprenez-vous… et filez-moi cette lampe, ça va vous rendre parano ! » dit-il sèchement en lui arrachant la torche des mains. « On a tout à inspecter. Faites le tour de l’arène, je vais grimper dans les modules pour essayer de comprendre ce qui s’est passé ici ! »
Anna fit un pas en arrière : « Vous n’imaginez pas que je vais filer toute seule dans ces couloirs glauques remplis de momies ? Et le protocole est clair : jamais on ne doit être séparés ! »
Karl se dirigea vers l’échelle de l’atterrisseur qui était devant, sa main animée d’imperceptibles tremblements révélait une grande inquiétude.
Il dirigea la torche UV en haut de l’échelle. Dans le casque du sergent, la voix de son supérieur grésillait : « C’est un ordre, exécution ! Plus vite on saura ce qu’on doit prendre, et plus vite nous serons partis. Moi non plus, j’ai pas l’intention de crever dans ce tombeau sordide, mais on doit trouver les logs des missions passées, et ça, c’est capital ! »
Olara serra les dents, prit une grande respiration. Elle essayait de voir au-delà des ombres.
Son regard se heurtait aux murs courbés maculés de taches brunes craquelées contre lesquels des silhouettes impassibles figées dans l’horreur semblaient dépérir sans jamais succomber vraiment : « Bon sang… mais qu’est-ce que je fous là, moi ? » se dit-elle en avançant avec prudence.
Dans son module Phil venait d'apprécier les paysages qui ses déroulaient sous ses yeux, il devait être la cinquième personne au monde à les découvrir de ses yeux. La face cachée de la Lune ne livrait pas son intimité aussi facilement.
Il était désormais revenu dans la zone d'émission.
Au loin à l'horizon, repérant à l'œil les larges cicatrices blanches du jeune cratère qui s'étiraient radialement sur des centaines de kilomètres, son piton central était un repère. Encore 40 kilomètres pour surplomber la zone d'atterrissage du module Pseidon.
Curieusement, le haut parleur se mit à crachoter, un chuchotement à peine audible s'extirpait du grésillement. Le pilote fixa l'enceinte les sourcils froncés. « AIDEZ-NOUS...» parvînt il à entendre, sans identifier la voix. Il décrocha le micro : " Arion à Poseidon, vous essayez de me joindre ? Répondez !". Aucune réponse, juste le souffle du vide. Phil renouvela son appel sens plus de succès : " un bruit parasite..." pensa-t-il en raccrochant le micro. La console commençait à afficher des chiffres aléatoires, vitesse, altitude et tous les autres paramètres semblèrent tout à coup déboussolés : ... Merde, qu'est-ce qu'il se passe ?. Il ne perdait ni ne prenait d'altitude, sa trajectoire paraissait régulière, tout semblait normal, sauf cette petite accélération qui peu peu devenait menaçante.
Le pilote entamait une réinitialisation des instruments, quand les bruits laissant penser à un râle de nouveau s'échappèrent du Haut-parleur «IL EN FAUT DAVANTAGE ».
Des étincelles presque liquides se répandirent le long de la console. Instinctivement, Phil retira ses deux mains et recula : " mais ... c'est quoi ça ?". Un sifflement mêlant des tonalités opposées emplirent discrètement le module, les petites gerbes de lumière orangée se mirent à tourbillonner autour de l'astronaute, et peu à peu, les sons devinrent insupportables. Phil, appuyait les mains sur ses oreilles en grimaçant, sans parvenir à stopper ce bruit qui paraissait naître à l'intérieur même de sa tête. Il cria, puis tenta de chasser cette spirale lumineuse qui s'intensifiait.
L'appareil perdait de l'altitude. La surface d'abord lointaine se rapprochait de lui. Au loin le cratère Tycho, semblait se rapprocher, pivoter même comme s'il cherchait à s aligner sur son plan de vol pour l'aspirer tout entier .
La gorge de Phil se nouait. Tentant de faire abstraction de cette agresseur de son et de lumière, Phil se jeta sur les commandes pour redresser le vol, mais tout était bloqué, les voyants rouges clignotaient pareil à des yeux malveillants. Une force luttait contre ses mouvements, et Arion continuait à se rapprocher de la surface, il était un oiseau de métal attaqué par une horde de créatures invisibles et sournoises que le piton central comme une gueule béante aux dents de roche vitrifiées voulait dévorer : " ho non merde... non pas ça..." bredouilla le pilote en paniquant.
Un crépitement de syllabes inaudibles se répandait dans la cabine
« Altitude critique ... 2000 mètres ... impact imminent »
annonça la console fumante d'où se dégageait une odeur de chauffe, de plastique fondu, une odeur de catastrophe qui lui comprimait les poumons.
«1500 mètres»
Le panorama n'était plus qu'un mur de basalte lacéré, inévitable. Le module de commandes craquait de partout, vibrant si fort qu'il paraissait souffrir et gémir de douleur. Phil était malgré tout déterminé à survivre : " Poseidon ... vous m'entendez ?... Houston ? Quelqu'un m'entend ???"
La sueur lui piquait les yeux, la terreur se lisait sur ses traits crispés.
«500 mètres ... impact inévitable ...»
La radio vomissait des sanglots distordus, les lumières oranges s'infiltraient dans sa combinaison, une sensation de gel l'enveloppa. Dans un ultime effort, le capitaine fit une manœuvre pour éviter un choc frontal. Dans un fracas de tôle cisaillée il racla une pointe de basalte, frôlant la mort subite, mais le déséquilibrant complètement, le module reprit brièvement de l'altitude mais tournoyait de manière incontrôlable. Dans l'habitacle, le pilote était balloté en tous sens, projeté contre les parois, un hublot fissuré laissait s' échapper l'oxygène si précieuse et se remplissait de cristaux de glace.
La vue extérieure agitée, le petit vaisseau n'était plus qu'un bouchon de champagne dans une mer en furie. Un coup, l'image fugace de la Terre traversait son champ de vision, puis celle du régolite grêlé glissant rapidement succèdent à celle du piton gigantesque qui s'éloignait.
Il sentit une dernière chaleur lui couler sur la joue, une larme qui givra aussitôt. La Terre, c'était terminé, il ne la reverrait plus, et sa femme ... dans les secousses il parvint à extirper de sa poche une photo de sa plus belle conquête, souriante, enceinte sous un cerisier en fleurs un matin d'été. Pourquoi s'était il embarqué pour des horizons lointains alors que son bonheur ultime c'était elle, Julia.
Un épouvantable craquement, il était a l'intérieur d'une bombe silencieuse, qui venait de détonner lorsque le module s'écrasa sans bruit juste devant l entrée de la station Artemis Phi.
Le commandant Grissom avait atteint la plate-forme menant au sas du module. Il n’eut aucun mal à l’ouvrir et se glissa dedans sans plus de difficulté.
un bruit, étouffé mais puissant résonna dans la station, faisant trembler un instant toutes les installations. Une bruine de poussière tomba du haut lentement. Le commandant sursauta. La sergente Olara fut saisie d'une angoisse, un nuages de particules rocheuse se souleva du sol de toute la base, monta péniblement jusqu'à ses genoux et retomba lentement après être resté deux secondes en suspension: " commandant... c'était quoi ça ?"
le chef de la mission repondit sans certitude :" Un choc ... vous avez touché quelque chose ?"
- " négatif, je marche dans le couloir !"
- " On continue, si ça recommence on dégage tout de suite !" Précisa le commandant.
L’intérieur du module exigu était similaire à celui dans lequel Karl était arrivé. Personne à bord, aucune trace de lutte, juste un habitacle désert.
Il lui semblait percevoir sur la langue le goût de l’acier oxydé et gras, mais peut-être n’était-ce que du stress.
Sur la console, au-dessus de l’enregistreur de données qui était éteint, une plaque en alu indiquait « Apollo 20 ». Le commandant activa les logs et des lignes de codes blanches se mirent à défiler. Données techniques, messages d’erreur, le curseur se déplaçait rapidement.
Notes audio, alertes… Il fit remonter la liste en arrière, sélectionna les messages audio pour écouter la dernière transmission. Le son était brouillé. La voix fatiguée du commandant de bord de la mission 20 emplit la cabine, couverte par des bruits métalliques et un martèlement régulier :
« Je crois que tout est fini. »
Un silence, et après une respiration difficile, il continua :
« La tentative d’isolement a échoué, comme pour les autres… Cette chose est vivante, et elle ne veut laisser partir personne. »
Sur la bande, une voix lointaine glissait sur la sienne et brouillait le compte-rendu, elle suppliait le commandant d’ouvrir le sas. Le chef de la mission continuait son testament scientifique :
« … Je ne peux pas le laisser entrer, il va me tuer, comme il a tué les autres. »
Il marqua un silence. De l’autre côté, un homme gémissait et tapait de toutes ses forces avec un objet lourd. Quelques bribes parvenaient sur l’enregistreur :
« Elle me force, commandant… »
« Je ne peux pas… »
« Elle en veut davantage… »
Des sifflements stridents et un flot de crépitements accompagnaient les hurlements à l’extérieur.
Olara avançait lentement dans l’étroite coursive rocheuse. Chaque pas lui coûtait, elle redoutait que ne surgisse à tout instant quelque chose d’horrible.
Un autre corps, allongé sur le dos, les bras en croix et le casque défoncé, gisait près d’un extincteur à CO2 dont le bas du revêtement était couvert de cette même pellicule friable de sang séché et oxydé mêlé à la poussière rocheuse :
« Nom de Dieu… Ils se sont entretués. »
Alors qu’elle allait repartir, la sergente hésita une seconde, puis s’empara de cette arme par destination et continua d’avancer, la bouche de projection face à elle :
« Commandant, il n’y a que des cadavres ici, rien d’autre. Des infos de votre côté ? » demanda-t-elle en continuant avec prudence son inspection.
La voix de Grissom était couverte d’interférences :
« Sergent, je ne vous reçois pas très bien… »
Sa voix se brisa soudain en une alternance de syllabes saccadées :
« … les logs… Apollo 20… descends… l’autre côté… face à face… »
— Commandant… je n’ai pas compris ce…
Anna ne put terminer sa phrase. Le mot « Commandant » tournait comme un écho dans sa tête. Avec sa propre voix.
Elle commençait à percevoir une lueur qui glissait le long du mur, une faible aura pulsant légèrement :
IL FAUT RÉPARER…
… entendit-elle encore dans sa tête. Un fourmillement lui parcourut le dos :
IL FAUT RÉPARER…
… résonna de nouveau dans son casque.
— Il faut quoi ?
Karl lui répondit :
— Qu’est-ce que vous dites, Olara ? Il faut quoi ? Ça coupe, je n’entends pas tout !
La jeune femme secoua la tête :
— Vous avez entendu, commandant ?
— Entendu quoi ?
— « Il faut réparer »… Vous avez entendu ça ? s’inquiéta Anna.
— Négatif. Je vous ai entendu dire « Il faut quoi ». On se…
Un grésillement vibrait dans les écouteurs.
Elle évoluait dans le couloir avec la peur au ventre, sentant ses pulsations l’étrangler jusqu’à lui rendre un déglutissement douloureux. Sa salive était aussi amère que la sève d’une plante toxique et les échanges vocaux n’avaient plus de sens, les mots se désagrégeaient. À chaque pas, la lueur prenait de l’éclat, une électricité statique emplissait peu à peu la zone.
Dans son scaphandre, elle sentait ses cheveux et ses poils se dresser. C’était peut-être cet artefact à proximité, ou alors simplement la peur, une de ces peurs que ne connaissent que les gens qui font face à une mort imminente.
Grissom suivait la courbure opposée du mur et progressait inversement, serrant la torche à UV-C tendue devant lui. Les flashs oranges étaient partout, et plus nombreux à chacun de ses pas. C’était une neige de particules lumineuses agitée par une énergie discrète qui redevenait invisible dès lors qu’elle quittait le faisceau.
Un ballet fugace et envoûtant d’atomes envoûtait le regard du commandant. Karl fut extirpé de ce spectacle hypnotique par sa propre voix qui lui murmurait :
IL EN FAUT DAVANTAGE !
— Davantage de quoi ? répondit-il machinalement avant de prendre conscience qu’il n’avait pas réellement pensé cela.
… La vibration sonore emplit à son tour les oreilles de Grissom, l’empêchant de se concentrer, de prendre le dessus sur cette voix qui répétait en boucle :
IL EN FAUT DAVANTAGE.
Le sergent regarda l’écran du système de contrôle environnemental. La station était hermétique, l’air était rétabli en taux d’oxygène à 100 %. Elle pouvait retirer son casque sans avoir à rétablir un taux d’azote.
Le bourdonnement dans ses oreilles était omniprésent :
— Commandant, l’air est stabilisé, nous pouvons retirer les casques !
De son côté, son supérieur n’avait pas tout entendu : « stabilisé »… « casques »…
— N’enlevez pas le casque, j’ai l’impression que c’est ce qu’il veut !
Olara ne perçut que des fractions : « enlevez… casque », mais se figea sur place. Elle remarqua entre les jambes de métal des arches des modules, à l’intérieur du cercle formé par les appareils, une sphère parfaitement ronde et aussi lisse que noire.
C’est de là qu’émanaient les auras et les parasites lumineux qui fusaient partout dans la station. Les particules s’agitaient frénétiquement autour de la sphère, rappelant une nuée d’insectes affamés autour d’une charogne.
D’un diamètre bien supérieur à Olara, la surface était parcourue de petites vibrations. Une forte tension s’échappait d’elle. Anna pouvait la sentir lui traverser le corps, sans efforts, sans douleurs, et plus inquiétant encore : elle se rendit compte qu’elle pulsait au rythme de son propre cœur. Elle était en phase avec cette chose. Elle l’imitait, ou pire encore, elle contrôlait directement ses impulsions cardiaques.
Derrière l’artéfact, une silhouette en tenue d’astronaute s’animait, se dirigeant vers elle rapidement en levant un bras. Anna crut défaillir : une momie était sur le point de l’attaquer.
Elle braqua l’extincteur dans sa direction, appuya sur la grosse gâchette.
Le jet puissant et invisible de CO2 projeta son agresseur en arrière, répandant sur la visière des cristaux de glace qui s’étalèrent dessus comme une toile d’araignée rigide.
Il fit deux pas et tomba sur le dos.
Brandissant cet équipement pour lui asséner un coup avec la volonté de faire mal, elle reconnut juste à temps la tenue de Karl, pendant qu’il lui criait d’arrêter, mais que les sons stridents et vibrants des systèmes audios brouillaient :
— J’ai failli vous tuer ! s’excusa la sous-officier. J’ai cru que… Enfin, je ne sais pas.
Anna laissa tomber l’extincteur au sol et se pencha sur son chef.
Grissom, au sol, baignait dans un nuage glacial et stagnant composé de cristaux de CO2. La chute avait fissuré une jointure de sa combinaison au niveau de l’épaule et du casque. Le froid s’y infiltrait déjà dangereusement, embuant le casque interne, vaporisant sa respiration en givre sur la paroi interne.
— Aidez-moi plutôt à me relever… Vite, bordel ! Déconnectez mes tuyaux d’alimentation ! Je gèle, je dois retirer mon casque !
(à suivre…)
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